La Naissance d’un Sorcier

Heart of Fire (Coeur de Feu) - Source: Fractal Forest, lien sur l'image.

Coeur de Feu (Heart of Fire) – Source: Fractal Forest, lien sur l’image.

La Naissance d’un Sorcier

nouvelle

Jacques Renaud


© Copyright 1987, 1989, 2009, 2010 Hamilton-Lucas Sinclair (Loup Kibiloki, Jacques Renaud, Le Scribe), cliquer)


 

Il était une fois, quelque part sur Terre,
une mère, son enfant, la guerre et l’éternité…


 

En remontant l’escalier à demi détruit, la mère souffla doucement du bout des lèvres sur le godet en cuivre rempli du médicament encore trop chaud. Puis elle pénétra dans la grande pièce jonchée de débris et dont un mur béait, défoncé par un impact de bombe.

Par l’immense trou dans le mur, on apercevait une partie des toits défoncés de la ville et un labyrinthe de murs étripés et fumants.

Amita, la mère, s’approcha de son petit gars et lui jeta un coup d’oeil. Le port de la mère était souple, ondulant; il y avait aussi quelque chose d’étrangement absent dans son regard. L’enfant gisait sur le dos, les yeux clos, son corps froid et mou étendu sur une vieille couverture grise, à même le plancher, une couverture dont les pans sales et effilochés se perdaient dans l’ombre et se confondaient parmi les débris. La veille, l’enfant, Abaïde, avait été projeté contre un mur par le déplacement d’air d’une bombe et il était retombé contre le sol pierreux comme une masse de coton trempé. Mort. Amita l’avait transporté ici, au deuxième étage. Et sans réfléchir elle était allée voir Dias. C’était le nom du sorcier. Dias était le grand-père de son oncle. L’oncle était mort. Le mari d’Amita aussi. Beaucoup de gens étaient morts. Mais le plus vieux n’était pas mort: Dias. Tous les vivants le savaient: Dias n’était pas Dias mais sa propre mère, la mère de Dias qui était passée dans son fils mort il y avait très longtemps. C’est ainsi que le Dias qu’Amita connaissait était devenu Dias, c’est ainsi que Dias qu’elle connaissait était devenu sorcier, c’est ainsi que Dias demeurait Dias et se transmettait, de mère en fils.

Ce qui parlait en Dias avait dit à Amita: «Tiède et doux comme le soleil qui se couche.» Dias parlait de la médecine, du médicament qu’il lui avait donné et qui tenait dans le godet avec lequel elle venait de remonter de la cour.

Amita détourna les yeux de son fils et regarda encore le mince filet de vapeur qui s’élevait du godet. Elle souffla encore délicatement dessus.

Puis elle regarda par le trou béant dans le mur.

Ensuite elle recula lentement pour de nouveau se placer dans l’angle approprié afin de bien voir et de bien sentir le rayonnement du soleil qui baissait sur l’horizon en trempant de rouge les aspérités des ruines comme avec autant de grosses gouttes de sang. Elle resta un long moment ainsi, le godet au bout de ses longs doigts bruns, les yeux fixés sur le couchant. En fait, elle ne fixait pas le couchant. Ses yeux étaient tournés dans cette direction mais c’était plutôt comme si elle essayait de se pénétrer de la totalité de ce qui pouvait émaner de l’horizon rouge et sombre. Dias, le sorcier, lui avait dit qu’il serait, lui, durant la nuit, dans le soleil. Et quand le soleil descendrait au fond de la terre, le médicament serait plein du même amour, de la même douceur qu’elle, Amita, sentait en Dias. Dias, c’était aussi le nom du couchant. C’était le nom de la mort, mais aussi le nom de la vie. «Dias», c’était le nom de beaucoup de choses anciennes, profondes et mystérieuses.

Le regard de la mère glissa un instant, encore, le long des parois éventrées du mur de la chambre où elle s’était réfugiée, la veille, après le dernier bombardement. Le trou faisait penser à un soleil de dessin d’enfant avec son contour plein de craques et de pointes. Le trou datait de la veille. Chaque fois qu’une maison était éventrée, les gens comme elle, ceux qui n’avaient pas de maison, s’y précipitaient. Les locataires étaient morts, ou alors ils avaient fui. Parfois ils laissaient de la nourriture derrière eux. Parfois aussi ils revenaient. On allait envoyer des soldats qui venaient de loin et qu’on pouvait reconnaître, disait-on, à ce que leur tête était couverte d’un casque bleu mais Amita n’était pas préoccupée par ça; on parlait de cessez-le-feu mais il n’y avait pas de cessez-le-feu. Seul le soleil semblait pouvoir cesser son feu – pour le reprendre à l’aube. Et il y avait ce feu de braises en bas dans la cour dont elle avait eu besoin. Amita avait besoin du feu. Son fils mort aussi. Dias n’avait rien dit contre le feu. Les casques bleus devaient être des dieux du ciel. Des dieux d’air. Des dieux qui devaient faire la guerre avec le feu de l’air. Mais Amita ne pensait plus à ça depuis la veille.

*

L’être d’Amita était profondément plongé, immergé, dans trois choses en même temps: son enfant mort, le soleil qui allait faire pareil et la médecine de Dias qu’elle avait fait chauffer dans le godet de cuivre brun en le tenant assez haut, entre ses doigts, au-dessus des braises de débris qui fumaient dans la cour. C’est ce que Dias lui avait dit de faire. Il fallait que le godet devienne, avec le médicament et grâce au feu, et tout en prenant garde de ne pas faire fondre le petit contenant, partie d’elle, comme elle devait se confondre graduellement, à son tour, avec la terre et le couchant. Le godet était brun, doux; inoffensif, comme Abaïde, à son image.

Amita avait récité la petite phrase des centaines de fois depuis le matin, lentement, une petite phrase que Dias lui avait soufflée, une petite phrase pleine de sonorités chaudes, une petite phrase qui n’avait pas de sens mais qui contenait beaucoup de sensations et de chaleur; et des visions. Une petite phrase dont on sentait qu’elle battait comme le sang dans le coeur et qu’elle donnait tout, une petite phrase pour que son corps à elle, Amita, et le médicament, atteignent une même qualité de chaleur. Et maintenant, elle prononçait la même phrase, mais cette fois elle ajoutait toujours à la fin: «… Dias… Dias.»

Depuis quelques minutes, Amita sentait son corps mollir, devenir doux et délicieusement humide. Elle se sentait fondre, presque, dans sa propre peau, dans toute l’épaisseur tranquille de sa palpitation et de sa moiteur. Le médicament devenait doux comme le soleil couchant, et en même temps, noir, foncé comme un vieux sang et comme la nuit qui collait de plus en plus aux choses et qui fondait les ruines de la ville en une sorte de magma noir de mognons brisés. Et c’était juste au moment où la nuit tombait, juste à ce moment, juste à ce moment tout particulier qu’il fallait boire le médicament. La mère ne le boirait pas pour elle. Ni pour Dias. Elle se rappelait ce que le sorcier lui avait dit: «C’est moi que la bombe aurait dû écraser contre un mur. Lui, l’enfant, il avait mon destin. Moi je partirais volontiers…» Puis il s’était tû un instant, absorbé, les yeux profonds comme s’il avait soudain réalisé que ce qu’il disait ne servait à rien. Ou c’était peut-être pour une autre raison. Puis il avait soudain prononcé plusieurs fois la petite phrase que son ancêtre avait donnée à sa mère à lui et qui remontait d’un coup du fond de sa mémoire. Maintenant il la donnait, il l’avait donnée, à la mère d’Abaïde. Amita boirait pour Abaïde. Boirait pour lui. Boirait pour le Sorcier. Boirait pour tous. En transmettant Dias.

Quand le moment de boire arriva, Amita n’eut pas à y penser. Son bras s’éleva lentement de lui-même jusqu’à sa bouche, sa langue recueillit la grosse goutte de substance, ses lèvres se refermèrent dessus, elle avala et se sentit aussitôt descendre en elle-même, avec la goutte, comme dans une immense sphère chaude et rouge, comme dans une immense masse de sang brûlant.

Amita coulait dans un trou noir et cylindrique, dans une sorte d’immense corridor organique.

Elle coulait.

Elle était une grosse boule chaude qui diminuait graduellement de volume en même temps que sa chaleur augmentait. Et en même temps elle sentait une sorte de courant froid qui pressait maintenant à la périphérie d’elle. Tout s’était soudain transformé en froid autour de la boule brûlante, et de plus en plus petite, qu’elle devenait; Amita coulait en boule, coulait à travers la masse froide, comme si la chaleur du médicament avait fait fondre cette masse froide en y creusant un couloir minuscule, comme un enfoncement fin, infini, à travers l’immense espace noir d’un iceberg.

*

Amita n’en eut pas conscience d’abord.

Puis elle sut: elle avait atteint le ventre le plus caché de Dias. Dias lui avait dit: «Là où je serai, c’est un réduit tendre comme un coeur, tu vas le sentir, c’est tendre comme le corps brutalisé d’Abaïde; ça n’a pas de murs, ça n’a pas de portes, pas d’obstacles, mais on sent que c’est rond et c’est noir. Autour, c’est de plus en plus froid, mais au centre c’est de plus en plus chaud, comme la médecine que tu vas faire chauffer.»

Le réduit était petit, comprimant, intime.

Amita s’y sentait pelotonnée et repelottonnée comme si elle avait été tournée, retournée et encore retournée et repliée des centaines et des centaines de fois sur elle-même, repliée et repliée en des centaines, en des milliards de plis. Elle se sentait enveloppée, ronde, petite et ronde, comme une minuscule orange mûre et incandescente.

Les parois, autour d’elle, noires, imperceptibles, étaient toujours aussi froides.

C’est à ce moment qu’Amita se sentit pénétrée par une sorte de long dard aigu et doré. Dias. C’était comme si on crevait une enveloppe en elle et autour d’elle. Amita, aussitôt, commença à s’alléger et à grossir. Elle n’avait plus de limites. Elle était tout. Et cette sensation d’incommensurable vitesse. Elle se dépliait et grossissait en forme humaine, vite, avec une sorte de joie invincible. Les parois qui l’enveloppaient étaient moins froides. Encore molles. Elle les sentait plus, et un peu plus, et puis mieux, et elle éprouvait maintenant, pour ces parois, une émotion intime et prenante.

Soudain le mouvement s’arrêta.

Tout stoppa.

Tout était chaud.

Presqu’aussitôt elle sentit des yeux. Derrière un grand écran noir: des paupières. Oui… Elle devait être étendue dans la chambre, parmi les débris, les yeux fermés. Elle pensa à Abaïde. Elle se sentit, se sentait, en lui, dans son petit corps, chaud. Elle voulut remuer les paupières, les ouvrir.

Les ouvrit.

Un éclair bleu-ciel l’aveugla et la mère se sentit aussitôt puissament soulevée du sol, aveuglée par le soleil et par le bleu du ciel. Pendant une fraction de seconde toute sa pensée se souda au corps d’Abaïde qui venait de dresser son corps d’enfant en entraînant et en fondant sa mère en lui, face à la lumière du jour et du ciel. Toute la pensée d’Amita se soudait à Abaïde en qui Amita se fondait pour toujours, et d’un coup elle sombra dans l’insonore et le surnaturellement doux.

Debout dans la chambre éventrée, Abaïde frotta ses yeux plissés que la lumière du jour venait de heurter. Tout son corps absorbait la chaleur de l’air, comme si la lumière, et le soleil qui montait, pénétraient toute sa peau par des milliards de tiges ou de minuscules sondes. C’était doux mais d’une douceur tellement forte que ça en devenait violent. Excitant. Il ne voyait pas sa mère mais il la sentait, il la sentait autant que le matin quand il se réveillait collé à la chaleur de son flanc, rempli de son odeur et de son haleine. Un instinct lui disait qu’il ne la reverrait peut-être jamais, mais il la sentait comme jamais il ne l’avait sentie, dans son estomac, dans son appétit matinal, dans ses paupières plissées qu’il referma encore une fois en les frottant. Il ne la reverrait pas, il savait, il connaissait la légende de Dias, les formes mouraient, Dias demeurait. Il leva les yeux sur les ruines qui s’étalaient au-delà du mur étripé de la pièce. Ses yeux brillaient, ses joues étaient huileuses, son torse maigre était parcouru de bas en haut par un lent, imperceptible ondoiement spasmatique. Il murmurait une phrase qui lui faisait plus mal que le brutal et mortel impact d’air qui l’avait projeté, la veille, contre un mur: «T’es partie… Pourquoi?… Pourquoi qu’t’es partie?…» Puis il pensa à Dias.

Dias lui avait déjà dit: «Je te donnerai toute la force pour leur parler. Mais il faut faire un sacrifice, Abaïde…» «Oui, oui», murmura Abaïde pour lui-même. Il se tourna lentement. Il la voyait maintenant. Il la voyait au fond de la pièce dévastée et jonchée de débris de meubles et de vieilles choses en tissu, déchirées. Elle était sur le flanc, immobile. «Oui, oui», murmura-t-il encore. Il pensa à la légende de la naissance de Dias, que Dias contait, et que sa mère, comme tout le monde, connaissait par coeur. Une odeur douce se dégageait du corps de sa mère. Abaïde sentit la pression de l’eau dans ses yeux. Il se retourna vers le trou dans le mur en versant un pleur lent, abondant, bouillant.

C’est le bang des chasseurs-bombardiers qui l’arracha à sa rêverie puis le woush des missiles et les explosions et les flammes. Abaïde s’était tourné et les regardait, envahi d’un étrange sentiment, un sentiment sur lequel il n’aurait pas pu mettre de mots. Les oiseaux d’acier avaient pondu la mort. Ils avaient aussi pondu le sorcier. Et le sorcier, c’était Dias, et Dias était immortel. Longtemps Abaïde se caressa les bras, avec volupté. Il le fit longtemps pendant que le soleil montait sur la ville en mêlant le silence de son feu aux énormes moutons de poussière flottante. Longtemps il se caressa les bras, croisés devant sa poitrine, comme il avait si souvent vu faire sa mère, un geste simple qui se transmettait avec elle: les mains sur les bras, caressant et serrant tendrement. L’Éternité. Abaïde se caressa longtemps ainsi pour bien, pour toujours, pour toujours toute la sentir en lui. Elle, et sa puissance invincible. Elle et Dias.


Note : Cette nouvelle a été publiée pour la première fois en 1989 dans le recueil L’espace du Diable, et en 1990 à Paris dans  la revue Nyx (numéro 13, premier trimestre, 1990).  Jacques Renaud est l’auteur de  Le Cassé, publié en 1964, considéré comme un classique de la littérature québécoise.

Le Cassé fut la première oeuvre littéraire écrite en langue populaire au Québec, elle libéra ce niveau de langue, ouvrit la porte à d’autres auteurs, quatre ans avant Les Belles-Soeurs (1968) de Michel Tremblay.


© Copyright 1987, 1989, 2009, 2010 Hamilton-Lucas Sinclair (Loup Kibiloki, Jacques Renaud, Le Scribe), cliquer


Les oeuvres de fiction de Jacques Renaud qu’on trouve sur ce blog :   Le Cassé, la novella, avec les nouvelles; la vraie version originale et intégrale, la seule autorisée par l’auteur.   —   Le Crayon-feutre de ma tante a mis le feu, nouvelle.   —   L’Agonie d’un Chasseur, ou Les Métamorphoses du Ouatever, novella.

La Naissance d’un Sorcier, nouvelle.   —   C’est Der Fisch qui a détruit Die Mauer, nouvelle.   —   Émile Newspapp, Roi des Masses, novella.   —   Et Paix sur la Terre (And on Earth, Peace), nouvelle.   —   L’histoire du vieux pilote de brousse et de l’aspirant audacieux, nouvelle

Le beau p’tit Paul, le nerd entêté, et les trois adultes qui disent pas la même chose, nouvelle  —  La chambre à louer, le nerd entêté, et les quinze règlements aplatis  —   La mésange, le nerd entêté, et l’érudit persiffleur

Jack le Canuck, chanson naïve pour Jack Kerouac,  poème  —    L’histoire de l’homme qui aimait la bière Molson et qui fut victime de trahison

Loup Kibiloki ( Jacques Renaud ) :  La Petite Magicienne, nouvelle;  Héraclite, la Licorne et le Scribe, nouvelle.


Sur Le Cassé de Jacques Renaud, des extraits de critiques

Jadis, la liberté d’expression régnait dans ma ruelle, ou La ruelle invisible

Le Cassé de Jacques Renaud : le vrai, le faussé, le faux  (A-t-on voulu détruire la carrière de l’auteur ?)

Sorel : En 2012, on y censure Dieu et Edith Piaf. En 1971, on y censurait Le Cassé de Jacques Renaud…

And on Earth Peace, Le Cassé, le joual, Jacques Renaud  (Sur Jacques Renaud, l’époque du Cassé, le “joual”.)


Beaucoup de poèmes de Jacques Renaud ( Loup Kibiloki )

Suites poétiques, Loup Kibiloki ( Jacques Renaud )  :   Les Enchantements de Mémoire  – Sentiers d’Étoiles  –  Rasez les Cités  –  Électrodes  –  Vénus et la Mélancolie  –  Le Cycle du Scorpion  –  Le Cycle du Bélier  –  La Nuit des temps  –  La Stupéfiante Mutation de sa Chrysalide


Blogsurfer.us – Icerocket

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